Primeurs et primeur
Commençons par une lapalissade : un vin primeur est un vin jeune. Ceci étant dit, dans le cycle événementiel ou commercial du vin, les primeurs sont souvent synonymes de fêtes. Bien que nous parlerons ici de deux évènements majeurs dans le monde viticole, tout ou presque sépare les primeurs bordelaises des primeurs beaujolaises.
Les célébrations automnales accompagnant le beaujolais nouveau riment avec roulé de tonneaux, fêtes populaires et l’indécollable cliché de goût de banane.
Les rendez-vous printaniers des bordeaux en primeur sont certes le théâtre de professionnels, journalistes, courtiers, négociants, venus juger l’embryon du plus récent millésime. Cette semaine des primeurs girondines ne s’en laisse pas imposer en termes de festivités, mais demeure avant tout un lieu où Mercure, dieu du commerce, est plus à son aise que Bacchus.
Beaujolais nouveau, histoires anciennes
« Le beaujolais nouveau est arrivé », titrait ainsi René Fallet son roman en 1975. C’est surtout une phrase associée à la fête viticole la plus populaire au monde, incontestablement.
Emblème du vin festif, du vin de copains, les fêtes du beaujolais nouveau entraînent année après année autant l’Ancien Monde que le nouveau.
Et pourtant : Nihil novi sub sole comme disent les anciens. Rien de nouveau sous le soleil.
D’abord, la tradition de boire le vin jeune remonte à la Grèce antique qui, faute d’outils et de techniques de conservation de vin modernes, faisaient contre mauvaise fortune bon cœur et célébraient lors de fêtes dionysiaques l’arrivée du jeune vin.
Au-delà des rituels helléniques, les Romains servaient aux vendangeurs un vin de raisins verts, vinum preliganeum, un vin acide dont la comparaison avec nos actuels beaujolais nouveaux relèverait de la malhonnêteté intellectuelle.
Mais comment alors ce vin fruité issu d’un cépage naguère maudit, a su se tailler une place de choix parmi les étendards de la culture viticole française ?
C’est dans l’après-guerre et plus précisément lors des années 1950 que le beaujolais nouveau commence à tracer son chemin distinct des autres vins commercialisés en primeur, suscitant un enthousiasme croissant.
C’est une administration française complice saisissant les déboires d’une région et d’une industrie sinistrées. C’est une stratégie commerciale efficace déboulant chaque année, tel l’été de la Saint-Martin, dans une période grise entre les joies de l’été et les festivités de l’hiver.
Mais c’est aussi ce vin gourmand, gouleyant, « modeste et friand » comme le décrit Bernard Pivot. Longtemps fustigé quand il s’éloigne de ses racines artisanales, quand le chimique prend le dessus sur l’authentique, quand il est insipide, unidimensionnel ou sans âme. Mais de plus en plus souvent plébiscité pour sa fraîcheur, sa jeunesse, sa vivacité, sa robe brillante, ses arômes fruités, son parfum fleuri, un certain goût de terroir.
Semaine des primeurs à Bordeaux : une fête commerciale unique
Tout comme le Beaujolais nouveau a un goût d’irrévérence comparé aux crus bordelais, la semaine des primeurs est nettement moins fantasque et festive que les Sarmentelles à Beaujeu.
Ça n’en fait pas moins un événement unique en son genre dans le milieu viticole et atypique dans son approche commerciale.
Durant cette semaine tous les projecteurs sont braqués sur la capitale mondiale du vin qui permet aux professionnels d’avoir un avant-goût du millésime toujours en élevage. En plus d’évaluer la tenue du vin et d’en estimer le potentiel, les notes décernées permettent aux châteaux de mettre en marché leur vin en primeur, fixant ainsi un prix tenant compte des verdicts obtenus, mais aussi de l’appétit et l’intérêt pour le millésime.
Cette pratique trouve racine au XVIIIe siècle : les négociants bordelais se rendaient directement aux propriétés pour évaluer le millésime, non pas en le dégustant, mais en évaluant le raisin toujours sur son cep. Les négociants se chargeaient d’ailleurs souvent de l’élevage et même la mise en bouteille du millésime acquit.
La semaine de dégustation primeur dans sa formule moderne remonte à quelques décennies seulement et s’est surtout taillé sa place dans la monde médiatique du vin au début des années 1980 notamment grâce à l’initiative du baron Philippe de Rothschild créant l’évènement en faisant déguster son millésime 1982 toujours en élevage.
Au-delà du cirque médiatique qui permet à rappeler à tous les amateurs de vin autour du globe la place unique du vignoble girondin, c’est surtout une opération commerciale qui permet à la fois aux négociants de goûter puis réserver le millésime deux ans avant sa disponibilité commerciale et aux propriétaires d’accéder à une trésorerie fort utile pour financer les récoltes à venir.
Entre snobisme et critiques
D’aucuns nieront le fort enthousiasme international que suscite l’arrivée du Beaujolais nouveau ou l’agglutinement phénoménal devant la démonstration festive du savoir-faire bordelais.
Les deux évènements trouvent cependant leur lot de détracteurs.
Autant le premier a pu être snobé autant pour son côté populeux, voir excessif qui a mis de l’avant longtemps des vins industriels, chimiques aux goûts douteux.
Autant le second est emporté entre autres dans une vague de « Bordeaux bashing » qui pointe du doigt, avec raison, la spirale spéculative autour de certaines propriétés, l’omniprésence et la toute-puissance de critiques internationaux qui ont façonné un goût et contribué à la flambée des prix.
Ceux qui ont regardé de haut le beaujolais nouveau doivent se réjouir cependant de voir dans ce vignoble des nectars qui allient simplicité, fraîcheur et énergie dans le respect du terroir, foisonner à la troisième semaine de novembre.
Quant à ceux qui raillent la semaine des primeurs, ils se rappelleront que cette semaine ne sollicite qu’au mieux trois cents châteaux sur une mer de milliers de propriétés dans le vignoble bordelais. C’est une tradition centenaire soutenue par une machine de guerre commerciale unique au monde. On peut, certes, la trouver archaïque : elle ne s’inscrit pas du tout dans la tendance de consommation actuelle qui met en valeur une approche basée sur le terroir, les parcelles et le savoir-faire artisan à la vigne et au chaix. Plutôt elle répète ad nauseam des codes promotionnels d’une autre époque vantant les millésimes d’une région et non la distinction de chaque propriété.
Cette manière unique de faire du commerce a cependant traversé des siècles, des guerres et des maladies. Gageons qu’elle saura se réinventer.